La nuit tombée d'Antoine Choplin...
Le 21 mars 2011, la terrible catastrophe nucléaire de Fukushima a réactivé le souvenir de celle de Tchernobyl, le 26 avril 1986.
*Quelques chiffres pour mémoire :
Quantité de radionucléides ?- Egale à trois cent cinquante bombes de Hiroshima.
Combien de temps pour que se désintègre l’uranium 235 ? 704 millions d’années. Et le thorium 232 ? 14,1 milliards d’années.
Un demi-million de Kms2 contaminés.
Deux cent soixante-quatre mille hectares interdits à l’agriculture, rien qu’en Biélorussie.
Trois cent trente mille personnes déplacées.
Zone d’exclusion de trente kilomètres de rayon autour de la centrale.
Quatre cent quatre-vingt-cinq villages de Biélorussie rayés de la carte, dont soixante-dix enterrés pour toujours.
Six cent mille(?) liquidateurs enrôlés en Ukraine, Biélorussie, Lettonie, Lituanie, Russie.
Nombre de morts ? Soixante ? Quatre mille ? Soixante-sept mille ? Tout dépend de la source…
Après la plus grande catastrophe technologique et écologique du vingtième siècle, des dizaines d’ouvrages ont été écrits ; le document réalisé par Svetlana Alexievitch, écrivaine et journaliste biélorusse : La supplication : Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse (Ed. Lattès 1998), regroupe des témoignages bouleversants dont celui de Nikolaï Fomitch Kalouguine qui revint dans la zone interdite pour « voler » une porte de son ancien appartement, trop chargée de souvenirs familiaux pour qu’il puisse l’abandonner (p. 44 : Monologue sur une vie entière écrite sur une porte).
Avec talent, Antoine Choplin a métamorphosé en sujet romanesque ce témoignage auquel il fait allusion dans son épigraphe.
***
Le sujet du roman n’est pas « l’évènement » Tchernobyl, mais ses marques indélébiles dans la mémoire et le corps des survivants qui communiquent ici l’incommunicable.
Gouri a quitté Kiev sur sa moto à laquelle est solidement fixée une remorque. Des bois de bouleaux ; des villages de plus en plus désertés ; un troupeau de vaches, « il y en qui disent qu’il faut pas boire leur lait. » ; encore et encore des fenêtres et des portes brisées.
A Chevtchenko, première étape en soirée chez Yakov et Vera. « Yakov, comment ça va ? C’est pas fameux, il souffre beaucoup. » Les deux amis ne se sont pas revus depuis deux ans ; Gouri a quitté Pripiat après la catastrophe ; il est devenu écrivain public à Kiev et de ce fait, dépositaire des confidences des liquidateurs de la centrale ; Yakov est resté au village, le corps rongé par le césium ; il a besoin de raconter : l’envoûtement des forêts dont, certaines nuits, les arbres se mettaient à rougeoyer ; leur incrédulité stupéfaite quand on leur a donné l’ordre d’« enterrer » les champs ; la douloureuse mission d’évacuer, parfois de force, les pauvres gens de Ritchetsya où brillaient les flaques de césium. Enfin… il aura peut-être une médaille de la part de « la patrie reconnaissante ».
Au temps de la parole, des souvenirs et de la vodka partagés, succède le temps de l’action. Gouri poursuit un but ; il veut ramener de son ancien appartement de Pripiat un objet qui a pour lui une grande valeur sentimentale et qui n’a sûrement pas attisé la convoitise des pillards mais entrer dans la ville-fantôme condamnée est une aventure dangereuse : d’un côté les trafiquants, de l’autre les militaires qui en interdisent l’accès et surtout « faut faire attention au plutonium, par ici. Un millième de gramme dans le ventre et t’es retourné en six mois ». En ville, « les immeubles ne sont pas en ruine. Les façades sont restées vaillantes, pareilles à des représentations naïves, avec l’alignement régulier des fenêtres ; étroites béances noirâtres aux vitres peut-être brisées… La ruine est une chose. Le vide infect installé désormais au revers de ces murs, une autre chose. » « A trois ou quatre kilomètres, il y a la masse sombre de la centrale » ; Gouri se souvient de ce matin du 26 avril : « Le bleu étrange de l’incendie. Ces irisations. Cette féerie. » Combien ont été « pris par l’intensité du spectacle », ceux-là ont été « envoûtés une fois pour toute. Aujourd’hui ou demain, disparus » : Ksénia, sa fille, et tous ces enfants « offrant leurs chants et farandoles au feu d’artifice ».
Gouri le survivant, chaque jour de sa vie, écrit désormais un poème, en rapport avec les évènements, avec un monde disparu « comme si ça pouvait changer quelque chose à toute cette saleté».
« Il y a eu la vie ici
Il faudra la raconter à ceux qui reviendront. »
Un livre saisissant d’humanité dont l’écriture émouvante dans son apparente simplicité, nous dévoile, avec respect, le vécu d’hommes qui, comme Lazare ont « regardé derrière le trait de l’interdit »,*et qui revenus à la vie ne peuvent plus être que des étrangers en ce monde ; les oubliés d’une des grandes tragédies du vingtième siècle.
(* de l’écrivain Léonid Andreïev, cité dans La supplication p.97).
Michèle M.
La nuit tombée, Antoine Choplin, La fosse aux ours, 2012. 121 p.
Crédit photo : Electre.